heavydirtysoul + siobhàn.

La première chose qu'elle voit, en poussant la porte d'entrée, c'est le bordel monstre qui règne dans la maison. Au pied du canapé, une bouteille de vodka vide. Sur la table, du tabac et des feuilles étalés. C'est sans parler de la poussière qui a envahit chacun des bibelots exposés, et de l'odeur de renfermé qui s'échappe de chaque pièce. Le salon en particulier. L'adolescente trouve sa mère avachi sur le fameux canapé. Assise en tailleur, elle est repliée sur elle-même. Elle a l'air ... abattu. Et Siobhàn s'arrête juste devant elle, les poings sur sa taille. « Maman ... ça ne peut plus durer. » Siobhàn Callahan. Quatorze ans. Sa mère la regarde, l'air perdu. Elle ouvre la bouche, la referme. Sans rien dire. Et ce, à plusieurs reprises. Quand elle se décide à dire quelque chose, c'est sur ton plus ferme et déterminé qu'à l'accoutumée ... oh combien inhabituel chez elle. « Tu ... tu as raison. » Elle ne bouge pas, pourtant. Ses épaules se sont à peine redressées. Dans un soupir, Siobhàn s’assoit à ses côtés. Chaque fois, c'est la même chose. Elle fait celle qui a compris mais elle ne change pour autant jamais rien. « Maman ... je suis sérieuse. Il faut qu'on parte. Qu'on s'en aille. Loin d'ici. Il n'est pas bon pour toi, et tu le sais. » Il ? Ethan, compagnon depuis cinq ans de sa mère. Cette dernière se redresse et la regarde, déboussolée. « Mais je ne peux pas faire ça ... Josh et toi ... votre père ... » Siobhàn lève les yeux au ciel. « Tu sais aussi bien que moi qu'il serait heureux de ne plus être obligé de ce rôle. Il n'y a rien qui t'en empêche. Kaleb sera heureux de ne pas connaître ce ... » Un regard en oblique, un frisson qui traverse sa colonne vertébrale et elle se ressaisit. « Il se portera mieux de ne pas l'avoir connu, Ethan, crois-moi. » Son beau-père, que Siobhàn refuse depuis plusieurs mois déjà d'appeler comme ça. Il était gentil ... les premières semaines. Et puis, il a peu à peu pris trop de place. Il s'est mis entre sa mère et ses deux premiers enfants. Ils ont ensuite eu le leur, et cela n'a fait qu'empirer la situation ; Kaleb n'est pas chouchouté mais Ethan n'était pas prêt à devenir père. Cela se voit et se sent dans chacune de ses actions. Il s'est petit à petit noyé dans l'alcool, et ne semble plus près d'en sortir. « Oui ... d'accord. On devrait aller chez mes parents, ils seront contents de vous revoir depuis le temps. Je vais ... je vais les appeler tout de suite. » Les jambes visiblement tremblantes, sa mère passe entre les divers objets qui traînent sur le sol, et va jusque dans la cuisine. De là-bas, elle passe le coup de fil qui devrait, à tous, changer leur vie ; Siobhàn s'en félicite déjà. Sa mère n'a clairement jamais eu de chance avec les hommes mais elle veut y croire, elle veut espérer que le fait d'aller vivre à Londres changera leur quotidien à tous. Et permettra à sa mère de retrouver un second souffle. Elle en a besoin.

Londres. Ville si semblable et pourtant si différente de Dublin. Siobhàn s'est fait à la vie ici sans rencontrer de véritable problème. Tout va très vite ici et ça tombe bien, parce que la vie de la jeune femme aussi. En journée, elle étudie, elle va en cours. Du moins, une semaine sur deux. L'autre, elle travaille en journée pour mettre de l'argent de côté et payer ses études. Ce n'est pas sa mère qui pourrait se le permettre, et la brune s'est faite à l'idée depuis longtemps. En fin de journée, lorsqu'elle rentre chez elle, il lui faut s'occuper de ses frères et sœurs. A tout juste dix-huit ans, elle vit toujours dans la maison familiale et pour cause ; c'est elle qui gère ses frères et sœurs jusqu'à leur coucher. Il y a Josh, d'abord. De quatre ans son cadet, il est en pleine crise d'adolescence et clairement en recherche identitaire. Il lui mène souvent la vie dure, d'ailleurs. Vient ensuite Kaleb qui, lui, a treize ans de moins qu'elle. Une sacrée différence qui se sent, mais à laquelle ils ont tous finir par se faire. C'est l'unique enfant de sa mère et Ethan, ancien beau-père de Siobhàn et Josh laissé en arrière, à Dublin. Ils n'ont plus de nouvelles depuis, d'ailleurs. Et finalement, il y a Abby. La petite dernière, née en 2001, soit un an après leur arrivée ici, à Londres. Avec elle, les choses sont assez compliquées. Son père, toujours en couple avec leur mère d'ailleurs, voyage beaucoup. Il est routier, et il n'est là que le week-end. La mère de famille, travaillant aussi, elles se "passent le relais" avec Siobhàn ; et à partir de dix-huit heures, la jeune femme se doit d'être rentrée pour pouvoir s'occuper d'eux tous. C'est très difficile à gérer, et elle a bien du mal à garder le cap dans ses études de médecine mais c'est ce qui lui plaît, alors elle redouble d'efforts une fois les petits couchés. Elle va y arriver, elle y croit. Souvent surmenée mais aussi peu dépassée que possible, Siobhàn réussit à jongler entre toutes ses activités, et prend parfois le temps, le week-end, d'aller décompresser avec ses amis. La vie lui va bien, ainsi. Elle est contente de n'avoir pas constamment sur le dos un emmerdeur de beau-père. Celui-là est peut-être bien le bon pour sa mère ; assez discret, il s'occupe de l'éducation sa fille (unique pour lui, du coup) lorsqu'il est là. Avec les trois plus grands, il entretient une relation cordiale, presque amicale. Et Siobhàn s'est vue décharger des responsabilités impliquant la petite famille en 2007, lorsque sa mère a changé de travail. Elle a obtenu des horaires plus flexibles et, à vingt et un an, la brune devenue blonde à cette période-là a pu goûter à la liberté. Elle a pris son propre appartement en plein centre de Londres et a poursuivi ses études, déchargée de ses autres responsabilités familiales.

La porte d'entrée claque, et Siobhàn se retrouve presque immédiatement nez à nez avec Josh. Qu'est-ce qu'il ... Ah oui, elle lui a laissé un double des clés. Quelle idée, franchement ! « J'ai trouvé un job. » Son frère, face à elle, hausse les sourcils. Il ne comprend toujours pas ce qui lui a pris de laisser tomber la médecine. Elle a bossé dur pour en arriver là où elle en était, et elle a tout plaqué du jour au lendemain, ne prévenant sa famille que dans l'après-coup. « Génial ! Où ça ? » La curiosité est plus forte que la prudence, il faut qu'il sache. Il voit, au visage de sa sœur, que ça ne va pas lui plaire à lui. Il devine immédiatement que cela n'a donc rien à voir avec les années d'études qui viennent de s'écouler et que Siobhàn a réussit à force d'acharnement. Et, en effet, sa réponse le confirme assez tôt. « Des enfants. Je vais garder des enfants. » Sans plus le considérer, elle enlève sa veste, ses chaussures et le contourne pour aller s'effondrer sur le canapé. Elle baille, sans prendre la peine de mettre sa main devant sa bouche ; son frère est chez elle alors si ça ne lui plaît pas qu'elle se comporter comme bon lui semble, il n'a qu'à aller chez sa copine du moment. Ou chercher son propre appartement, plutôt que de vagabonder chez les uns puis chez les autres. « Quel est le rapport avec la médecine ? Tu aurais dû continuer, Siobhàn. Il ne fallait pas baisser ... » Baisser les bras ? Sans qu'elle puisse s'en empêcher, un rire jaune s'échappe de ses lèvres. Il ne sait rien. Rien du tout. « Mêle-toi de tes affaires ou va-t-en. » Au moins, maintenant, il est fixé ; elle ne veut pas avoir à attendre ça. A contre-coeur, Josh obéit et s'assoit à ses côtés sans rien ajouter de plus. Ce n'est pas nécessaire de lui rappeler tout ce qu'elle a perdu, et gâché. La mort de notre tout premier patient, même quand ce n'est pas de notre faute, est toujours la plus difficile, paraît-il. Quand la jeune patiente, une adolescente de son service, a succombé à la maladie qui la tenait hospitalisée depuis quelques années, Siobhàn ne l'a tout bonnement pas supporté. Elle a essayé de sortir la tête de l'eau ... en vain. Elle était trop impliquée émotionnellement avec elle - comme avec les autres d'ailleurs -, et c'est sans doute la pire erreur que l'on puisse faire quand on veut être médecin.
C'était il y a deux ans. Siobhàn travaille toujours dans la même famille, chez les Beaumont, et tout est nettement plus compliqué qu'il n'y paraît, et qu'elle, elle ne le laisse paraître. Elle s'entend merveilleusement bien avec les enfants, mais les débuts ont été assez étranges, avec le père de famille. Veuf, d'après ce qu'elle a compris. Les choses s'améliorent peu à peu au fil du temps. Mais elle ressent des choses qu'elle ne devrait pas ressentir pour Oreste, son patron sur le papier. Elle le sait, elle s'en rend parfaitement compte. Elle devrait donc partir, s'en aller, changer encore une fois de boulot. Au lieu de ça ... elle reste là. Mais comment leur tourner le dos ? Elle tient énormément à eux. Beaucoup trop.