Joan P. Donahue - I ain't taking shit from you, mon ami.

Joan est rentrée du boulot. Elle divague dans son appartement.
 
On pose en règle générale beaucoup de questions cons sur un tas de trucs de l'existence des autres dont finalement tout le monde se fout, et qui ne nous concerne pas.
La première, en ce qui me concerne, c'est "mais comment se sont rencontrés tes parents, Joan?".
Scoop de l'année, ils se sont rencontrés comme une grosse majorité des couples franco-anglais: en traversant la Manche. Me remerciez pas, c'est gratuit.

C'est encore arrivé tout à l'heure , tu sais? Une nana, je discutais avec elle, et crac, la meuf, banco, elle se lance sur la question.
Plus sérieusement, je sais ce que tu me demandes par là, et tu sais que je le sais parce que je suis en train de te flinguer de mon regard "Joan-berserk" qui indique que tu me fais perdre mon temps.

Effectivement, je ne donne pas l'impression d'avoir pris du coté viking de la force. Mais si tu ouvres bien gentiment ton atlas (ou wikipedia, je ne discrimine pas les sources de connaissances), tu verras, sous tes yeux ébaubis, la région numéro 972 de nos voisins d'outre manche, la Martinique.
Comment est-ce qu'elle est arrivée en France, ta mère, du coup?

...Sérieusement?

Elle est arrivée en métropole par avion. Devine.
D'accord, j'ai pas exactement dit ça comme ça, mais t'aurais vu le regard qu'elle me jetait, sérieusement. Madame parfaite, toute blonde, toute permanentée, là.

Tu t'en fous, toi, le chat. Tu veux des croquettes, c'est ça? Deux minutes. Je finis mon verre, et après, croquettes.

La jeune femme ne fait pas mine de bouger.

Du coup, ma mère, la métropole, elle arrive, en avion, voila.
Oui, pour son boulot. Elle a été mutée dans une administration en métropole, à sa demande. Elle rêvait plus gros que les îles, je suppose. Elle m'expliquait que quand elle était gamine, tout le monde rêvait d'atterrir à Paris un jour, tu vois.

Mon père, lui, était en vacances en France. Un petit gars du Yorkshire, à l'époque. Couvreur. Un chouette type, de ce que dit maman. Je suppose qu'ils le sont tous, au début!

D'accord, d'accord, les croquettes. Arrête de miauler quand je parle, par pitié.
Bon, j'en reprends une petite, mais après, je vais me coucher, le chat. Y'en a qui travaillent, demain.

Elle fait un aller retour dans la cuisine, revient avec une gamelle pleine et une bière. Elle se demande rapidement combien elle en a bu ce soir. Incapable de compter, elle laisse tomber.

Je disais donc, mon père. Il était pas encore confit de principes à cette époque là, à ce qu'il paraît. En tout cas, pas suffisamment pour s'empêcher de flirter avec une petite française et la mettre enceinte le soir même. Ceci-dit, il a pas été trop con, sur le coup. Il a laissé son numéro de téléphone le lendemain, et quand le téléphone a sonné, il a "pris ses responsabilités".
C'est à dire que ma mère à tout plaqué pour aller le rejoindre.
Le miracle là dedans, c'est qu'au final ils se sont carrément bien entendus, même avec une grossesse de quatre mois sur les bras. Ou alors, ils étaient tellement englués dans leurs principes qu'ils se sont mariés par convenance. Ça, on saura jamais vraiment.
Et pouf, que la vie est magnifique, j'arrive. Dans le bled le plus mignon du coin, il paraît.
Apparemment, ils étaient contents du résultat: six autres ont suivis!

Ma mère a définitivement arrêté de bosser, mon père a mis les bouchées doubles, on s'en est sortis avec pas grand chose.

Il fait chaud dans l'appart', non? J'ai la tête qui tourne.

Joan baisse le chauffage.

En tout cas, quand j'étais môme, c'était funky. Tout le monde courait dans tous les sens, et ma mère courait entre les couches, la bouffe, l'école, les courses, les allocations.
Quand j'ai eu l'âge de le faire, j'ai commencé à aider de mon coté. C'est là que ça m'est venu, la cuisine. Maintenant que j'y pense, c'était super dangereux de laisser une gamine de mon âge jouer avec les poêles au dessus du gaz.
Mais la maison n'a pas explosé, personne n'est mort, et on a eu des repas à heures presque fixes pendant un bout de temps.
Évidemment, mon père à pas beaucoup aidé. Il en faisait assez, selon lui, avec son boulot pour se permettre de mettre les pieds sous la table quand il rentrait le soir. Franchement, ça l'aurait tué de sortir les poubelles au moins une fois dans sa vie? Ou même de mettre la table?

Elle est presque en train de crier.

Je m'énerve.
J'arrête.
Mon père est un con, point.
Et ça, c'est même sans parler de ses réactions à mes carnets de notes. L'école, ça a jamais été mon truc, c'est pas si grave que ça, non?
Faut croire que ça dérangeait, parce que sans ma mère, j'aurais fini dans un genre d'internat à la limite du militaire dans l'espoir que ça arrange mes maths.

Mais ma mère a toujours eu de la suite dans les idées, et même si elle était toujours à dix endroits à la fois, elle savait exactement ce qu'elle faisait. Alors quand mon père à perdu son travail, j'avais quoi, douze, treize ans, elle a pas lâché le bout de gras.
Tout le monde est reparti en France rejoindre ma tante, qui dans la foulée avait fini par rejoindre la métropole aussi. Direction la Bourgogne, dans un autre petit bled qui n'avait rien à envier à celui du Yorkshire.

Mais surtout, là, j'ai pu m'orienter vers la cuisine. J'ai eu mon brevet des collèges avec grand peine, et j'ai enchaîné directement avec une filière professionnelle. Ça, le vieux, ça lui a pas plu du tout. Qu'est ce que ça a pu gueuler! "Ma fille, faire un métier d'homme?" "Mais jamais elle va se marier!"
Déjà que j'étais pas sa préférée, de loin...

Là dessus, il n'avait pas entièrement tort, tu me diras.

Mollo, avec la bouffe, le chat. Tu vas devenir obèse à ce rythme là, sérieux...  Les autres chats vont se foutre de toi, t'es prévenu.

Elle regarde sa bière à moitié vide, déjà, avec un soupçon de désespoir.

Mais ça a payé. J'ai bossé, j'ai bossé dur, et j'ai eu mon bac. Avec une mention, steuplé. Et après, c'est allé très vite. Seize ans, j'ai démarré dans une grande maison parisienne. Je n'ai fait que les meilleurs, et j'ai gravi les échelons, au fur et à mesure. Je leur ait tous montrés, les cons et les moins cons!

Elle rit.

Ça leur apprendra à m’appeler Blanche-Neige, haha! Qu'ils restent à crapoter dans leur merde. C'était ma mère qui avait raison! Si je travaille suffisamment dur, je peux tous les allonger sans problème. Et quand j'ai été contactée pour devenir second au Hilton, j'ai su que j'avais gagné.
Alors c'est vrai, mon père me parle quasiment plus, et je veux plus aller les voir pour Noël. Mais regarde, quand le chef est parti, qui a repris la cuisine?
C'est moi.
Il peut pas le digérer, le vieux con, que j'aie rien fait de ce qu'il voulait et que je réussisse mieux que lui. Et il a pas fini d'en voir, le chat, je te promets.

Joan va se rechercher une bière, bien que la précédente ne soit pas tout à fait terminée. Elle trébuche, en renverse un peu par terre, jure.

Ils vont tous voir de quoi je suis faite. On arrêtera de m'emmerder parce que j'ai pas de gamins et que je suis toute seule, et parce que j'ai des tatouages et des piercings, et parce que je supporte plus mes frères et leurs familles tellement parfaites avec des enfants et un LABRADOR , LE CHAT, UN PUTAIN DE LABRADOR.
J'aime pas les chiens. Les labradors, c'est les pires.
Toi, le chat, je t'aime bien. Heureusement que t'es là.

Elle tente de caresser l'animal.

....Il dort, le con.