« Pourquoi tu n’as pas de maman ? » Graham fronça les sourcils, avant d’enfoncer ses doigts dans le sable. Cette question, on lui avait posé une centaine de fois, déjà. Cette question, il l’avait entendu sur toutes les lèvres de ses amis à l’école. Parfois, même, elle était venue effleurer son propre esprit, laissant des interrogations dans ses pensées confuses, laissant des traces dans son coeur de gamin turbulent. Mais, jamais, il ne l’avait envisagé comme importante. Mais, jamais, il ne s’était dit que sa situation n’était pas normal.
« Parce que j’ai deux papas, » répondit-il avant de tourner la tête vers son amoureuse. Celle-ci se renfrogna, comme si quelque chose clochait, comme si quelque chose n’allait pas. Peut-être que, au fond, cela n’allait pas. Peut-être que, au fond, quelque chose n’était pas normale. Mais Graham ne parvenait pas à l’envisager de cette manière.
« Mais il faut un papa et une maman pour avoir des enfants. C'est bizarre. » Peut-être cela l’était. Peut-être cela ne l’était pas. Il ne parvenait pas à se décider sur la question, parce qu’il était bien incapable de s’imaginer dans une autre famille que la sienne.
« Non, c'est pas bizarre, » reprit-il.
« Ils s’aiment aussi fort que les autres parents donc les cigognes sont venues chez eux aussi. » ∆ ∆ ∆
« Votre fils n’en fiche pas une. » La voix de la maîtresse semblait sans appel mais Graham continua d’observer le plafond avec grand intérêt. Ses deux parents se regardèrent avant de poser leur regard sur leur enfant. Ils savaient déjà ce qu’elle leur disait. L’institutrice avant elle avait fait les mêmes remarques à propos de l’enfant, précisant à quel point il était turbulent, dénonçant ses fâcheuses tendances à toujours vouloir s’amuser et embêter les filles.
« C’est un enfant très hyperactif… » commença l’un de ses pères, mais la maîtresse secoua la tête.
« Vous ne comprenez pas. Il ne travaille pas. Il répond en classe. Il embête ses petits camarades. On l’a même trouvé en train de commencer une bataille de nourriture à la cantine, » énuméra l’enseignante.
« Hyperactif ou non, s’il continue dans cette voie, nous n’aurons plus d’autres choix que de l’exclure de l’établissement. » Graham tira sur son petit uniforme, baissant finalement la tête. Cela n’était pas la première fois que cela arrivait. Et cela ne serait pas la dernière. C’était plus fort que lui. Trois mois plus tard, il était renvoyé, pour avoir coupé les cheveux de l’une de ses camarades de classe.
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« Graham ! Mon Dieu, Graham ! » Il passa une main sur son visage, avant d’observer ses doigts teintés de rouge. Teinté de sang. Son père, lui, était déjà en train d’avertir son compagnon, et l’adolescent laissa tomber son sac de cours à ses pieds. Il s’assit sur les marches de l’escalier, encore légèrement étourdi.
« Qu’est-ce qu’il s’est passé ? » Son autre père paraissait moins affolé, plus grave, mais Graham pouvait aisément distinguer la crainte qui brillait au fond de son regard. Il finit par hausser les épaules.
« C’est cet abruti de Clark qui… » commença-t-il, mais on ne le laissa pas terminer.
« Dis-nous que tu ne l’as pas écouté et que tu ne t’es pas battu avec lui. » Son ton était suppliant, presque. Comme s’il connaissait déjà la réponse mais qu’il espérait le contraire quand même. Graham leva les yeux vers lui avant de se relever, presque indigné.
« Qu’est-ce que tu veux, papa ? Que je les ignore ? Que je les laisse tous vous traîter de tapettes ? » s’emporta-t-il. Il était dégoûté. Dégoûté par le monde. Dégoûté par ce voisinage qui crachait sur eux. Dégoûté par tout ce qui pouvait bien se dire sur ses parents sans qu’ils n’y fassent quoi que ce soit.
« Je refuse. Je refuse de rester là sans rien faire. » ∆ ∆ ∆
« Tu as tout ? Tu es sûr ? Tu veux peut-être qu’on aille t’acheter des magazines pour le vol ? » Graham leva les yeux au ciel avant de prendre son père dans ses bras, le serrant fort contre lui. Finalement, il l’avait eu, son diplôme, sans même redoubler une année, sans même avoir été viré lors de ses deux dernières années. Ses parents ne savaient pas à quel point il avait bien pu prendre sur lui pour y parvenir mais, maintenant que c’était fait, il ne regrettait pas.
« Arrête de t’inquiéter, tu veux ? Ca va aller, je gère. » Il s’écarta pour prendre dans ses bras son autre père.
« Tu ne peux pas nous en vouloir, tu pars quand même à l’autre bout du monde. » Graham esquissa un sourire. Il pouvait comprendre qu’ils avaient du mal à le laisser s’en aller mais il avait hâte. Hâte de prendre son envol. Hâte d’arriver en France pour apprendre.
« Arrêtez, c’est presque gênant. » Mais Graham souriait. Il souriait parce qu’il leur était reconnaissant, reconnaissant de l’avoir supporté pendant ces dix-huit années, reconnaissant d’avoir accepté tous ses changements d’école, les déménagements, même, quand Graham ne supportait plus les regards de leurs voisins. Reconnaissant d’avoir été sa famille.
« Je vous appelle quand j’arrive. » Il fit quelque pas en arrière avant de se retourner et avancer droit devant lui sans regarder une seule fois derrière.
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« Je te vois plus du tout. » La jeune femme dans son lit afficha une mine boudeuse, et il se laissa tomber sur le matelas à ses côtés. Il esquissa un vague sourire sans qu’elle ne sache que, à peine une demi-heure plus tôt, il s’envoyait en l’air avec l’une des autres stagiaires.
« Il nous fait travailler comme des acharnés. » Il aimait bien ces petites françaises, frivoles et incapable de résister à son accent australien. Il aimait bien ces petites françaises, tout aussi incapable, lui, de leur résister. C’était plus fort que lui. Il était incapable de cesser de regarder arrière. Il était incapable de se retenir, incapable de se faire une raison, incapable de revenir en arrière une fois qu’il franchissait la frontière.
« Mon pauvre, » déclara sa petite-amie actuelle, et il lui adressa un sourire avant de se pencher pour l’embrasser. Sur le fond, il ne lui mentait pas complètement. Les différents maîtres de stage qu’il avait bien pu avoir au cours de ces dernières années les avaient épuisé à la tâche, les faisant venir de bonne heure, les laissant repartir que le soir, ne respectant même pas les onze heures de repos entre deux shifts imposés par le gouvernement français. Mais Graham s’en fichait. Il aimait ce qu’il faisait, il remettait peut-être en question l’intérêt de tout ça mais il espérait que, plus tard, il serait celui à donner des ordres.
« En attendant, je ne suis pas tout à fait fatigué. » Il emprisonna ses lèvres en la serrant contre lui, passant une main sous la dentelle de son soutien-gorge. Sa petite-amie gloussa, bien loin de se douter qu’il avait dit exactement les mêmes mots à une autre un peu plus tôt dans la soirée.
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« Elsa ! Elsa, reviens ici ! » Mais elle était déjà partie. Graham laissa échapper un grognement rageur avant de donner un coup dans la commode de sa chambre à coucher, étouffant un cri de douleur venue aux bords de ses lèvres. Elle le rendait fou, oui. Comme à chaque fois qu’ils pouvaient bien se disputer. Comme à chaque fois qu’il pouvait y avoir des bas dans cette relation imparfaite qu’ils entretenaient. Il observa sa valise à moitié faite, ouverte au milieu de son lit. L’espace d’un instant, il pesa le pour et le contre. L’espace d’un instant, il tenta réellement de calmer sa colère et de réfléchir avec lucidité, mais c’était sans doute peine perdu. Il fit de grandes enjambées vers son placard pour rafler une pile de vêtements et les entasser dans sa valise. Il la ferma et la mit à terre, faisant le tour de la chambre pour vérifier qu’il n’avait rien oublié. Ses yeux se posèrent sur ses diplômes de pâtisserie, sur son prix de meilleur ouvrier de France, sur une photo de lui et ses pères devant la pâtisserie qu’il avait ouverte deux années auparavant. Puis, finalement, il prit sa valise pour sortir de son appartement, son téléphone collé contre son oreille pour écouter la boîte vocale d’Elsa.
« Ne pense pas que je vais me priver pour tes beaux yeux. Je pars sans toi. » Et il partit prendre son avion. Son avion pour le Japon. Il partit mais il aurait sans doute mieux fait de rester chez lui.
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« Hé, hé, hé, » haleta-t-il en serrant la main de la demoiselle à côté de lui. Elle était poisseuse. Froide. Froide comme la mort. Aussi froide de son propre coeur, à lui.
« Tu restes avec moi, blondie, d’accord ? Ecoute le son de ma voix. On va s’en sortir. » Mais, la vérité, c’était qu’il n’en savait rien. Rien du tout. Il spéculait. Il espérait. Il cherchait à lui donner des bonnes raisons de l’écouter parce qu’il n’avait pas envie qu’elle le laisse tout seul. Tout seul dans l’eau. Tout seul, coincé là, alors que tous ses membres étaient engourdis, alors que sa jambe et ses côtes cassées lui faisaient souffrir le martyr.
« Blondie, dis quelque chose. » Mais elle ne bougea pas, elle ne parla pas. Il avait même l’impression qu’elle ne respirait plus.
« Non. Non, non, non, non… » Il la secoua légèrement sans qu’elle ne réagisse. Elle se laissa faire comme une vulgaire marionnette, glissant doucement vers les profondeurs de la pièce inondée. Graham tendit le bras pour maintenir sa tête hors de l’eau, nageant dans l’eau malgré la douleur qui irradiait son tibia.
« S’il te plait, dis quelque chose. » Mais elle ne dit rien. Après avoir passé soixante-et-une heures à ses côtés, elle ne disait plus rien. Elle avait lâché prise. Elle s’en était allée. Elle était morte. Deux heures plus tard, les secours réussirent à dégager les décombres qui les avaient piégé dans ces toilettes de restaurant. Une heure encore après, Graham perdit connaissance. Et ce ne fut que deux jours plus tard qu’il comprit qu’il était un rescapé de tsunami. Et que, blondie, elle, cette jeune femme qu’il ne connaissait pas, ne pourrait jamais porté ce titre-là.
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Graham alluma une cigarette, assis sur son balcon, ses deux jambes passées dans les ouvertures de la rambarde et pendant dans le vide. Sa gorge était serré, ses yeux étaient hagards. La nuit tombait sur Londres mais il avait l’impression de ne plus réellement appartenir à cette réalité-là. Il était rentré mais son âme était encore piégée sous l’eau. Il était rentré mais il ne cessait de se dire que si les secours étaient arrivés deux heures plus tôt, la jeune femme qui l’avait accompagné durant son calvaire aurait été encore de ce monde. Cela faisait plus de quatre ans mais il y pensait encore. Cela faisait plus de quatre ans mais cela avait laissé une empreinte dans son coeur. Une empreinte dans sa vie. Une empreinte sur son être. Il avait beau s’être reconstruit. Il avait beau être allé de l’avant. Ca faisait partie de lui, autant que sa passion pour la pâtisserie pouvait rythmer son quotidien.
Le pire était sans doute qu’il ne voulait pas oublier. Qu’il ne voulait pas faire comme si tout cela ne s’était pas passé. Il acceptait la catastrophe naturelle comme une partie intégrante de son être. Il acceptait ses traumatismes. Et, surtout, il ne voulait pas l’oublier, elle. Parce qu’elle aurait pu être Elsa. Elle aurait pu être quelqu’un d’important.
Mais elle n’avait jamais eu le temps de prendre son importance.
Graham tira sur sa cigarette, retenant la fumée dans ses poumons. Il observa ses doigts, puis les points lumineux dans la ville. Et, enfin, il expira.