j'ai le sourire en détention. (eleanor)

« Eleanor, tu as bien compris le principe ? Un tirage au sort a été effectué et tu fais partie des étudiants sélectionnés pour participer aux vidéos qui seront diffusées dans dix ans aux futurs élèves de cette université. Je vais te poser différentes questions, certaines plus intimes que d’autres. Evidemment, personne te force à y répondre en rentrant dans les détails mais plus tu en dis et mieux c’est. D’accord ? »

La petite blonde de dix-neuf se contente de hocher la tête pour répondre à la question. L’interrogatoire peut commencer et la première question concerne…

« La famille. Parle-nous un peu de ta famille, s’il te plait. »

Eleanor prend un instant avant de prendre la parole. Par où pourrait-elle commencer ? Sa famille n’est pas vraiment un modèle à suivre.

Mh, je suis la dernière d’une famille de trois enfants et la seule fille. Ma mère était infirmière et avait des heures compliquées. Elle n’était jamais à la maison à la même heure deux jours de suite : un jour elle préparait le petit-déjeuner et le lendemain, elle était seulement là pour le dîner. Le rythme n’était pas facile à suivre mais au final, je m’y suis faite. Ma mère aimait beaucoup son travail, je pense même que c’était plus une passion qu’autre chose. Mon père, lui, a perdu son travail il y a des années. C’est un alcoolique qui ne tente pas de se soigner et lorsque son employeur en a eu marre de ses retards ou absences à répétition, il l’a viré. Je n’aimais pas avoir mon père à la maison, je préférais grandement le savoir bourré au travail que chez nous. Il… comment dire ? Je crois que l’expression, c’est : il a l’alcool mauvais. Il était violent. Il l’était avec ma mère, elle est partie. Il l’était avec nous, ses enfants, on est partis. Mon plus grand frère a bien tenté de le calmer un jour, il a utilisé la seule façon que mon père connaissait : la violence. Lorsqu’il a eu dix-huit ans, mon frère a craqué. Notre père s’apprêtait à le frapper à nouveau, il a pris les devants et a donné le premier coup. Dans l’heure qui suivait, il était à la rue. Notre père l’y a jeté sans aucun remord. La suite, elle est logique : Edwin, mon autre frère et moi, on a pris les coups. Au final, rien n’a changé avec le départ du plus vieux. Rien. Avec le temps, les coups se sont quand même espacés. L’alcool l’a affaibli là où avant, il lui donnait une force supplémentaire. Lorsque j’ai enfin atteint la majorité, avec Edwin, on a emménagé chez notre frère.

« Excuse-moi, Eleanor, je te coupe. Tu parles de tes deux parents au passé. Sont-ils… décédés ? »

Oh, non. Quoique, si demain on m’annonce que mon père a passé l’arme à gauche, je ne serais pas étonnée. C’est une habitude en fait. Ils sont sortis de ma vie, je n’ai plus aucun contact avec eux alors ils font partis de mon passé.

« Tu ne souhaites pas reprendre le contact ? Avec ta mère, au moins ? »

J’avais douze ans lorsqu’elle est partie sans dire un mot. Aujourd’hui, j’en ai dix-neuf et elle n’a toujours pas cherché à savoir ce que je devenais. Pourquoi le faire de mon côté ? Il est évident qu’elle a laissé ses enfants derrière elle en partant et moi…, j’ai appris à vivre sans elle et je ne m’en sors pas si mal.

« Tu lui en veux ? »

Au début, je lui en ai voulu. Je ne vais pas dire le contraire, ça serait mentir mais à quoi bon ? Cultiver une rancune envers elle ne m’aidera en rien. Je préfère garder les bons souvenirs que j’ai d’elle. Evidemment, je serais toujours amère à ce sujet car il s’agit de ma mère. Enfin, vous voyez ce que je veux dire ? Elle était censée faire partie de ma vie pour de très longues années encore mais ça s’est passé différemment. Dans un sens, je la comprends même : mon père avait l’habitude de passer ses nerfs sur elle. Elle a été frappée longtemps, très longtemps. Elle en a eu marre et elle est partie. Evidemment, elle aurait pu nous prendre avec elle, ses enfants mais encore une fois, ça s’est passé différemment.

« Si elle revenait vers toi, tu l’accepterais dans ta vie ? »

Non. Le fait que j’ai laissé ma rancune de côté ne signifie pas que je lui laisserais une seconde chance. Elle reste une mère qui a abandonné ses enfants lorsqu’elle avait un autre choix : les prendre avec elle. Elle ne mérite pas que je la laisse revenir dans ma vie et je mérite mieux qu’une mère qui menace de partir, de m’abandonner encore.

La femme qui lui pose toutes ses questions hoche la tête.

« Parle-nous un peu plus de tes frères maintenant. »

Aussitôt, un doux sourire s’installe sur les lèvres d’Eleanor.

Mes frères, je n’aurai jamais les bons mots pour parler d’eux. Ce que je peux vous dire, c’est qu’ils sont les deux personnes les plus importantes dans ma vie. Je n’oublierais jamais que le premier s’est battu avec notre père pour nous trois et que le deuxième est resté malgré sa majorité pour que je ne me retrouve pas seule avec notre père. Je ferais tout pour mes frères comme ils feraient tout pour moi. C’est ma famille. Ils sont tout ce que j’ai. Ouais, ils sont tout. C’est un bon résumé.

Le sourire de la petite blonde est sûrement communicateur puisqu’il se transmet à son interlocutrice. Malheureusement, celle-ci aborde un sujet délicat qui fait aussitôt perdre son sourire à Eleanor.

« Tu es une très jolie fille. Tu m’as l’air d’avoir de la conversation et d’être plutôt intelligente, tu dois forcément avoir une vie amoureuse intéressante. »

Je suis célibataire.

La réponse est courte. Eleanor n’a pas envie de s’épancher sur la question. Cependant, la femme flaire un sujet intéressant. Elle a bien remarqué le changement d’attitude d’Eleanor et cherche à en savoir plus.

« Mais encore… ? »

J’avais un petit-ami. Nous avions quinze ans lorsque ça a commencé. Il y a plus de deux mois, il est décédé à cause d’une insuffisance rénale. Il n’a pas trouvé de greffe à temps. Je n’en dirais pas plus. C’est un sujet très personnel.

« Toutes mes condoléances, Eleanor. »

La femme se tasse dans son fauteuil, visiblement mal à l’aise d’avoir abordé le sujet. Eleanor, de son côté, tente tant bien que mal de cacher sa tristesse. La mort de son petit-ami est très récente, la jeune adulte n’est pas remise, pas du tout. L’intervieweuse se racle la gorge avant de poursuivre, se lançant sur un sujet facile.

« Tu finis ta première année à l’université, en droit. Pourquoi ce choix ? »

J’ai mis un certain temps à savoir ce que j’allais bien pouvoir faire après le lycée. C’est finalement l’arrestation de mon frère qui m’a aidé à me décider. Sans rentrer dans les détails, il a fait des trucs pas très légaux pour ramener suffisamment d’argent à la maison et il s’est fait prendre. J’ai envie de défendre les gens qui, comme lui, n’ont pas forcément le choix de rester dans la légalité. Des adolescents en particulier.

« C’est un beau projet. Du coup, si j’ai bien compris, ton grand-frère est en prison ? Avec qui vis-tu alors ? »

C’est bien ça, vous avez bien compris. Cependant, sa peine touche à sa fin, il doit sortir dans les semaines à suivre. J’ai hâte de le retrouver. Pour répondre à votre seconde question, je vis avec mon autre frère et sa petite fille. On a gardé l’appartement de notre grand-frère, c’était plus pratique.

« Ton autre frère a déjà un enfant ? Quel âge a-t-il ? »

Oui. Il a vingt et un ans. Naturellement, le bébé n’était pas désiré mais Emmy, ma nièce s’appelle Emmy, est adorable. C’est un beau bébé, elle a un peu plus d’un an et elle est adorable. Evidemment, elle a son petit caractère mais elle est vraiment facile à vivre. Vous devez le voir à la façon dont je parle d’elle, je l’adore ce petit bout. Mon frère l’élève seul, sa petite-amie de l’époque l’a abandonné avec Emmy, un acte que je ne comprendrais jamais. Alors j’essaye de l’aider au mieux. Ce n’est pas difficile, on ne peut pas faire autrement que de l’aimer Emmy. Puis, j’ai le bon rôle : je suis simplement la tata.

« Financièrement, ça ne doit pas être facile. »

Disons qu’on s’en sort. La bourse m’aide à payer mes études. J’ai un travail au cinéma du coin et je donne des cours de tutorat. Edwin travaille à côté de ses études lui aussi et en tant que père isolé, il a le droit à une aide pour Emmy. Au début, c’était un peu bancal mais on a trouvé un certain équilibre. On ne peut pas se permettre beaucoup de plaisirs personnels mais il s’agit de sacrifices utiles. Notre grand-frère va bientôt rentrer à la maison. J’espère qu’il trouvera un travail assez rapidement car une bouche de plus à nourrir, ça va se faire ressentir. Enfin bref, je ne me plains pas. Ça ne sert à rien de se plaindre.