I wanted to try something different this time

"I sometimes wish I'd never been born at all"... Cette phrase de Freddy Mercury reste ancrée dans l'esprit de Kintarō, tandis que la chanson continue de défiler. À lui aussi, il lui est arrivé de la penser très fortement et, pourtant, il est encore là aujourd'hui. Les années filent à toute allure, de la même manière que notre façon de voir les choses change quasi constamment. Il y a bientôt dix ans, il aurait pu tout foutre en l'air et disparaître, mais ça n'est pas arrivé car il s'avère que la vie en a décidé autrement. Aujourd'hui, Kintarō s'estime heureux que les cachets ne l'aient jamais emporté.

1987 - Il arrive que des miracles se produisent quand on ne s'attend plus à rien. Pour le couple Hudson, ce fut la naissance de leur fils, qui leur tomba dessus comme un cadeau venant du ciel. Après des années de tentatives désastreuses, ils s'étaient résignés à accepter le fait qu'ils ne pourraient jamais fonder une famille. Quelle fut donc leur bonheur le jour où ils virent pour la première fois le visage de leur garçon ! Jusqu'à sa naissance, ils avaient refusé de lui accorder un prénom, de crainte de perdre encore une fois un enfant pour lequel ils se seraient fait trop d'illusions. Ce ne fut qu'une fois que le petit homme vint au monde que ses parents décidèrent de l'appeler Kintarō. Sa mère aurait aimé le prénommer Momotarō, comme le garçon issu du folklore japonais, adopté par un vieux couple qui le trouve dans une pêche. C'est uniquement parce que son père n'en aimait pas assez la consonance qu'ils optèrent finalement pour Kintarō, un autre personnage folklorique réputé pour sa force et son courage. La force et le courage, voilà ce qu'ils souhaitaient à leur fils pour les années à venir.

"You don't have to be alone to be lonely, you might as well give in". C'est la fin de la matinée et le quartier de Camden Town est submergé par le brouhaha de ses habitants. Ce jour-là, Kintarō ne travaille pas. Encore vêtu de son pyjama, il se prélasse dans son minuscule studio, dans lequel résonne maintenant la voix mélancolique de Damian Kulash. Kintarō commence chaque journée en écoutant de la musique, le temps d'émerger un peu, puis il prend tranquillement son petit-déjeuner. C'est avec un air las qu'il verse son muesli dans son bol, avant de l'arroser de lait végétal. Kintarō est le genre d'homme à faire attention à ce qu'il mange car il craint constamment de prendre du poids. Il n'est pas gros, mais on ne peut pas non plus dire qu'il soit mince, avec ses poignées d'amour et son petit ventre. Le surpoids de son adolescence a laissé quelques marques sur sa peau, des lignes impossible à faire disparaître, qu'il regarde souvent dans son miroir en songeant qu'il n'arrivera jamais à devenir aussi bien que ce qu'il espère. Dans la vie, chacun se crée des complexes futiles qu'il est le seul à remarquer.

Début des années 2000 - L'enfance de Kintarō fut des plus banales. Il eut la chance d'avoir des parents attentionnés, peut-être un peu trop d'ailleurs. Il ne fut jamais trop gâté mais il fut trop couvert, baigné dans un univers dépourvu de violence et de cruauté. De fait, quand il passa à l'adolescence, les choses se compliquèrent sans qu'il y soit préparé. Les enfants peuvent être mauvais, mais ils pratiquent moins l'humiliation que les adolescents, qui ont pris conscience du regard des autres. Sa puberté à peine entamée, Kintarō avait déjà pris plusieurs kilos, et ne cessa d'en reprendre au fur et à mesure que les autres se moquèrent de lui. Comment pouvait-il en être autrement, quand il extériorisait son mal-être avec la nourriture ? Les parents de Kintarō fermèrent les yeux face aux problèmes de leur fils, sa mère faisant comme si de rien n'était, tandis que son père le sermonnait de temps à autres à propos de son poids, s'imaginant que cela l'inciterait à en perdre. À force de ne recevoir que des reproches ou de l'indifférence, l'adolescent se renferma sur lui-même. Il possédait quelques amis malgré les moqueries qu'il subissait à l'école, mais ce ne fut pas suffisant pour l'empêcher de perdre toute confiance en lui et pour s'imaginer que tout le mal ne venait que de sa propre personne. L'adolescence est une période charnière de notre existence, et quand celle-ci se déroule dans la souffrance, elle laisse généralement des séquelles dans la vie de l'adulte.

"Youth may fade with boyhood's cares", affirme cette fois-ci Faris Badwan de sa voix caverneuse, sur une musique rock et électronique. Tandis qu'il déjeune, Kintarō fait défiler les réseaux sociaux et les applications consacrées à l'actualité sur son téléphone. Politique, potins de stars, publicités pour trouver un partenaire ou encore pour perdre du poids après les fêtes, etc, etc. Tout ce qu'il lit lui semble tout à fait futile. Les réclames qui s'affichent un peu partout lui paraissent déprimantes. Perdre du poids, trouver un emploi dans un domaine qui recrute, trouver une petite amie, voire la femme de sa vie... Pourquoi est-ce que les médias passent leurs temps à donner l'impression que le fait de manquer de l'une de ces choses empêche d'être heureux ? Kintarō soupire tout fort, complètement blasé. À chaque fois qu'il aperçoit ce genre de publicité, il repense à la pression sociale qu'il a subi dix ans plus tôt, et qui l'a poussé à tenter de se suicider.

2007 - À ses vingt ans, on aurait pu croire que Kintarō avait tout ce qu'il fallait pour être heureux. Il avait perdu du poids, il avait réussi ses études haut la main et avait une charmante petite-amie. Oui mais voilà, derrière cette perfection illusoire, il se sentait totalement vide et seul. Tout le monde souhaite faire bonne figure, mais cela n'est pas censé vous empêcher d'être vous-même ou de faire ce dont vous avez envie. Kintarō ne vivait pas à son rythme mais à celui que ses proches lui imposaient. Des études, il n'avait pas envie d'en suivre mais il le faisait quand même. Avoir une petite-amie, ça ne l'intéressait pas vraiment et il n'aimait même pas la fille avec laquelle il sortait, mais il pouvait au moins se vanter d'avoir trouvé chaussure à son pied. Généralement de bonne humeur et enjoué, aucun de ses proches n'aurait pu le soupçonner d'être las au point de ne plus trouver de raison d'exister. Le lendemain de son anniversaire, Kintarō décida qu'il lui était inutile de rester si c'était pour se comporter comme une fourmi fidèle à sa reine, qui plus est mal dans sa peau. C'était un jour de la semaine et ses parents étaient au travail. Il était seul au domicile familial. Après avoir écrit une lettre pour s'excuser de son geste, Kintarō s'installa confortablement sur le canapé avec un verre d'eau et des tonnes de cachets. Il lui suffit d'en avaler quelques poignées pour tomber dans un sommeil profond qu'il espéra sans fin. Qu'il espéra, seulement. Quelques heures après sa tentative de suicide, il se réveilla dans une chambre d'hôpital, bien vivant. Par chance, il n'eut aucune séquelle malgré les nombreux cachets qu'il avait avalé, si ce n'est un désagréable lavage d'estomac. Il apprit que sa mère était rentrée plus tôt ce jour-là, et elle avait agi à temps pour empêcher son fils de passer six pieds sous terre. Devait-il la remercier pour ça ? Oui, sans aucun doute.

"There are things that I'd like to do". Give, Get, Take de Maxïmo Park se clôture et Kintarō en profite pour éteindre la musique et son téléphone. Il se dirige vers la petite fenêtre qui éclaire à peine l'intérieur de son studio, afin d'observer la rue. Dehors, il neige et le vent se lève de plus en plus. Quelques badauds manquent de glisser sur les trottoirs blanchis par les flocons qui s'accumulent. Une jeune femme, quant à elle, tente de se protéger de la neige avec son parapluie, mais celui-ci se retourne face au souffle de plus en plus violent de la tempête à venir. Le jeune métis pourrait passer des heures à regarder la ville s'activer sous ses yeux. Londres est une ville qu'il aime, ou tout au moins il ne s'en est pas encore lassé. Cela ne fait que deux ans qu'il s'est installé dans le quartier des artistes de la capitale anglaise, un environnement qui le change de l'atmosphère un peu bobo qu'il a connu à Paris.

De 2008 à 2015 - Le suicide raté de Kintarō fut comme une paire de claques, autrement dit ce fut un déclic qui orienta sa vie d'une façon totalement différente. S'il n'avait pas été emporté par la grande faucheuse, il estimait que ce n'était pas sans raison. Pouvait-il vraiment considérer que, sans avoir jamais rien fait de sa vie, il pouvait disparaître aussi facilement ? Et pourquoi ne pas directement prendre les choses en main, pour être plus heureux ? Il ne fallut que quelques mois pour que Kintarō abandonne tout : les études, sa petite-amie, ses parents et même son pays natal. Il s'installa en France, un pays qui l'avait déjà fait rêver plus d'une fois, du fait qu'il entendait souvent revenir le nom de Paris dans les biographies de ses artistes favoris. Et qui dit France, dit aussi gastronomie française : l'idéal pour un gourmand comme lui. Le petit anglais plein de rêves qu'il était, fut séduit par son nouveau pays d'adoption dont il apprit la langue, et où il rencontra la seule femme qu'il ait sincèrement aimé. Elle était française, c'était une fille simple, cultivée, pleine de force et de caractère. Si Kintarō possède un caractère plus affirmé aujourd'hui, c'est en partie grâce à elle. Certes, l'amour n'est que rarement éternel et, lorsque Kintarō dû rompre avec sa petite-amie, il ne resta que quelques mois supplémentaires à Paris avant de la quitter elle aussi. Les sept années qu'il vécût en France furent parmi les meilleures et les plus riches qu'il connut, mais il estimait qu'il avait besoin de retourner auprès de sa famille. À défaut de revenir à Newcastle, Kintarō choisit de s'installer à Londres. Quitte à abandonner une capitale, autant en retrouver une autre...

"Every paper that you read says tomorrow is your lucky day". La musique s'est arrêtée depuis un moment, on n'entend plus que la tempête qui s'est levée au-dehors, mais cette chanson de Blur, qu'il affectionne beaucoup, tourne en boucle dans l'esprit de Kintarō. Et si demain était vraiment son jour de chance ? Pourquoi pas, après tout. Pourquoi toujours chercher le bonheur en forçant les choses ? Pourquoi ne pas tout simplement se laisser porter et tendre la main chaque fois qu'une once de bonne fortune s'offre à soi ? C'est ainsi qu'il vit aujourd'hui, de peu de choses et de petits boulots qui ne lui permettent pas toujours de joindre les deux bouts, mais il vit de ce qu'il veut avant tout. Appuyé contre le rebord de la fenêtre, Kintarō observe les rues de Londres qui se sont vidées, maintenant que le temps est devenu violent. Il a bien eu raison de rester enfermer chez lui ce jour-là, de toute façon la météo l'avait annoncé : il y aurait une énorme tempête de neige.